Valera à Vertheuil ou la Vie sur la Voie.
"Je ne suis pas né pour être contraint"
Mille ans d'histoire, mille ans de passages de pèlerins en route vers leur Champ d'étoiles ont marqué l'abbaye de Vertheuil, lieu de quête existentielle et théâtre de recherches aux interrogations métaphysiques.
Sur le Grand chemin, en Médoc, le plasticien Laurent Valera offre, cet été 2013, de marquer une pause, de comprendre le sens et les conditions de notre propre voyage sur cette terre. Il le fait dans un foisonnement d'œuvres plastiques et une large palette de moyens d'expression allant de l'installation à la photo, de la vidéo à la sculpture. Il y utilise toute une panoplie de supports matériels du plus modeste, des baguettes de bois, au plus sophistiqué, l'électricité, du plus lourd, le fer, au plus aérien, le bolduc.
S'arrêter et penser (panser ?) sa vie, la Vie même puisque "nous portons en nous la forme entière de l'humaine condition" nous dit Montaigne. Penser sa vie pour en être acteur et non esclave, pour agir et non subir. "Je ne suis pas né pour être contraint". Laurent Valera place cette citation de Thoreau en exergue de son exposition.
Déterminisme et contrainte sont illustrés ici: vieillissement biologique, obligations politiques et sociales, struggle for life…
Cependant, parmi les œuvres exposées à l'abbaye de Vertheuil, souvent désespérées, surgissent aussi des occasions de se libérer et de vivre pleinement selon son cœur.
La vie contrainte:
Les œuvres proposées à Vertheuil sont par bien des aspects celles d'un plasticien existentialiste et humaniste à la vision pessimiste d'une condition humaine perçue comme harassante, cruelle et sans issue.
La vie harassante d'une bête de somme illustrée par la herse à la cravate rouge par exemple. Terrible oxymore où l'on ne sait où est placé l'être asservi: devant ou derrière la herse? Ou bien au sol, labouré de poignards? "Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front". Malédiction divine, travail pris dans sa dimension insupportable. Renvoyant à la vérité de l'étymologie, travail- torture.
Pire, la vie est éphémère, nous marchons vers notre disparition, nous nous effacerons tous. L'autoportrait de photos quadrillées en polyptique forme un chemin de croix au rétro éclairage qui va s'éteignant et nous renvoyant du néon au néant. Il nous dit: Ce qui vaut pour moi vaut pour toi. Un second autoportrait photo déconstruit en croisillons le corps d'un Laurent supplicié sur son gril.
Autre série façon calvaire: les vanneries de bois si patiemment assemblées qui évoquent nos matoles ou des maisons de charpentiers de la Lande ou des cages, disent dans le langage de nos appareils audiovisuels: play, puis pause, puis stop! Vie en cage, oiseau captif, contraint, arrivé au terme de son vol.
Plus violent encore: La vie n'est pas un long fleuve tranquille, parfois, elle est plutôt fleuve de sang, bain de sang, nous éclaboussant ici de son feu rougeoyant comme si nous étions tous responsables du meurtre des bêtes d'abattoir, des crimes de masse, du sang humain versé à la guerre et ailleurs. L'ombre de Marat plane dans la baignoire sanglante et avec elle la décapitation des Girondins, la saignée de 1914, celle des guerres de religion, le souvenir d'une sadique comtesse hongroise ou les provocations de Lady Gaga… Pourquoi? S'interroge la baignoire. Un pourquoi sans réponse en ce monde.
Fuir, il n'y a pas d'autre issue! Mais le portail sévère, aussi ferré et acéré que la herse, est muré. Pas d'échappatoire. Carmen a beau battre et rebattre ses cartes, "…la mort, la mort, toujours la mort…"
Lueurs d'espoir:
D'autres œuvres de l'exposition présentent pourtant moins de noirceur et de violence. Laissant là les éléments terre et feu, elles passent par l'eau et l'air. La lumière aussi.
De pulsation en pulsation, de diastole en systole, il faut vivre. Voici l'électrocardiogramme- calligramme "Vivre", signifiant-signifié, en néon, lumière douce, posé sur un buisson d'épines certes, mais de façon superficielle. A demi sauvé de la douleur, dominant la douleur même. Un cœur bat et il vit.
Plus loin, une double hélice d'ADN en chaînes de chantier blanches et rouges. Notre déterminisme biologique nous ligote certes, pesanteurs de l'inné. Mais les avancées scientifiques contemporaines permettent déjà de réparer et retirer des gènes défectueux. Voilà une contrainte du vivant dont nous pourrions sortir.
Sortir? S'en sortir? Mais oui, la clôture grillagée a sa faille, les nasses leur faiblesse, le gibier traqué trouve parfois sa sauvegarde.
Respirons un peu.
Et puis cette vidéo, un gisant noir dans la neige, un blessé, un mort? Le voilà qui se redresse puissamment, déploie ses bras et sa cage thoracique, il a réussi à se libérer et affirme: "Je ne suis pas né pour être contraint". Il a vaincu la mort, est ressuscité, a trouvé son eau vive?
Car l'eau vive est bien là: sous forme de gobelets de plastique transparent alignés en calligramme poétique, eau vivante, tremblante de douceur, sur son comptoir, elle écrit "source", devient "vie" en lettres lumineuses par la magie du plasticien magicien. Et les gobelets destinés à boire au mètre côte à côte sur les zincs des soirées trop alcoolisées sont tout étonnés de la transcendance qui leur est ici donnée. Mission et message inversés! Boire, non plus pour se déchirer, se mettre minable, comme le dit une jeunesse perdue, mais pour vivre d'une vie digne et pleine si ce n'est éternelle.
L'envolée:
Au Chemin de Saint Jacques sur cette terre, correspondrait la Voie lactée dans le ciel. Près de l'escalier de la grande salle de l'abbaye, l'espace s'élargit autour et au-dessus de nous. On sent comme un courant d'air, du vent, un souffle, le passage de l'Esprit… Nous voilà saisis comme Elie qui va recevoir la visite de son Dieu: "… et après le feu, le bruissement d'un souffle ténu…" (1 Rois 19.11-13 TOB). Au-dessus de nous, plane et tournoie doucement une immense spirale légère, apaisante, oriflamme quasi immatérielle dans sa blancheur nacrée. Laurent Valera y voit une spirale d'âmes, vis sans fin, des âmes enfin dégagées de leurs pesanteurs terrestres et libres ? Ou bien l'âme des lieux?
Chacun vit un peu à sa manière les œuvres d'art les plus énigmatiques. L'artiste plasticien propose par ses créations d'entrer dans ses pensées. Avec l'image comme on peut le faire avec les mots ou la musique.
Mais peut-être faut-il lire l'exposition de Laurent Valera de la lumière à l'ombre et non de l'ombre à la lumière comme nous l'avons fait ici. Peut-être privilégie-t-il le tragique de la vie et de ses contraintes.
A chacun d'entendre sa sonate de Vertheuil. A la fois violente et désespérée, calme et rédemptrice. Comme notre pèlerinage sur cette terre, si difficile parfois.
Aux offices des églises d'aujourd'hui, le pèlerin entend parfois monter un cantique inspiré:
"Le vent souffle où il veut, et toi tu entends sa voix…
il est si long le voyage sur un sol inconnu,
il est si loin l'autre rivage que tu cherches les pieds nus…"
Texte de Jacqueline Nalis
Quelques oeuvres sur les 30 présentées (dont 20 inédites).
Par maille I – II – III – IV - V, 2012-2013.
Dim. 186x186cm. Peinture acrylique sur panneau en bois.
Le passeur de maille
C’est un trou de clôture où passent les mystères
Accrochant violemment aux pointes des haillons
Rêvant ; où le sommeil sur la lisière fière
Fuit, c’est un petit camp qui mousse de prisons.
Un paria jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque s’offrant dans le neuf matin bleu
Sort, il s’est redressé dans l’air clair de la nue
Seul dans le ciel d’hiver où la lumière pleut.
Les pieds loin des linceuls, il sort. Souriant comme
Sourirait un amant volage, il se fait homme :
Torture, oublie-le simplement : il s’en va.
Les gardiens ne dilateront plus sa pupille
Il sort dans le soleil, nul maillon aux chevilles
Tranquille.
Il est passé au bon endroit.
Liberté, 2013.
Dim. 320x75x205 cm. Portail en acier et béton.
Ouverture ?
Fermeture ?
Arme de Pointe ?
Barricade ?
Un portail.
Aïe
Un portail rouillé sort du béton tel une Aphrodite armant sa morgue et sa colère vers le père.
Plus de Callipyge, un corps écartelé en lances de sang séché.
Bêtes de Somme$ I – II , 2013.
Herse en acier et cravate rouge.
1- Dim. 157x52x75 cm.
2- Dim. 232x67x88 cm.
Ma bourse est pleine,
Ma pomme aussi.
Ma toile est un hémisphère.
Je suis un vers autoproduit.
Le CAC 40
Les taux d’intérêt
Les lettres de relance
Les frais d’impayés
Les huissiers en poche
Les avocats au panier
J’avance,
Cafard à crochets.
Je compte les boulons qui me tiennent.
Je compte les billions qui me mènent.
Où ai-je payé ce que je suis ?
J’ai mis ma laisse un matin
Je n’ai pas pu la sortir le soir,
Elle est ma direction, mon seul rempart,
Ma justification, mon regard,
Ma respiration
Jusqu’à l’étranglement.
Je suis à mille pattes de vous,
je suis déjà sur vous,
meurtrière calculophonie,
bête de Somme$.
Âme, 2013.
Dimensions variables. Moteur électrique et bolduc miroir.
Un ruban dans le vent,
Un tourbillon d’acier qui cherche sa ligne droite.
Sa liberté accrochée au plafond, il chante un envol qu’il ne fera pas ;
Il est planté là, immobile et toujours en mouvement,
Élégant et prisonnier,
Élancé et replié.
Prestige des apparences,
Illusion de la liberté.
JOUET
Bains de sang, 2012.
Dimensions variables. Baignoires et mots néons.
Mare de sang dans les ruelles.
Baignons-nous !
Continuons.
Suivons les néons de notre vaste indifférence,
Irradions-nous aux rayons de notre banale absurdité.
Continuons.
Baignons-nous.
Se marre le sang dans nos artères,
Elles débordent, nos canalisations.
Vivre, 2012.
Dim. 105x76x16cm. Néon, robinier (acacia) et plexiglas.
Dans un verger clos de murs de plexiglas, une lanterne allumée, une respiration, une palpitation,
Elle zigzague, creuse son chemin électrique dans des acacias détrônés ;
Cimetière d’épines vengeresses au cœur desquelles,
Rassurant, puissant, dérangeant, exigeant,
Un néon trace à angles vifs ce que c’est que de vivre.
Que le compteur tourne !
Corps, 2011.
Dim. 165x93cm. Impression sur adhésif, plaque de pvc.
Je ne maîtrise pas grand-chose.
Très souvent à nu,
Bien souvent à plat,
J’essaie de recoudre les morceaux de ma couverture.
Les pièces de mon patchwork me gouvernent.
Quand elles s’offrent, j’y suis rarement pour quelque chose.
Parfois, c’est là, dans un rayon de soleil sur ma peau, je suis une ruche en construction, je sens la sève dans tous mes membres, je sens que c’est possible, je vais me réunir.
Mais quelque chose s’échappe, une parcelle se disloque, je m’effiloche, redeviens fragmentaire.
Comment rester solide ?
Comment tenir la verticalité ?
Pourquoi se mouvoir ?
Comment toucher ?
Je ne suis rien qu’une enveloppe qui cherche la forme qui lui ressemble.
Je suis un homme dans son corps.
Je fais ce que je peux.
Chained to life, 2013.
Dimensions variables. Chaîne en plastique et tubes métalliques laqués.
Tirez sur la chaîne !
Mais tirez donc !
Tirez plus fort, on y est presque.
Ça y est, c’est fait !
La vie de plastique s’est dressée,
En rouge et blanc, comme il se doit,
Globules creux enchevêtrés qui s’élèvent vers le ciel,
Spirale artificielle qui ne tient que parce qu’on le veut.
Le nouvel ADN vient de sortir,
Profitez de la promotion !
Il est made in Pétroland.
Il est assuré sans risque pour l’atmosphère.
Le recyclage est offert.
Mais pas d’échange possible ni de remboursement prévu.
Consommée, la mutation.
Play, 2011.
Dim. 55x495x15cm. Baguettes de bois sur panneaux laqués.
Marche avant, marche arrière
PLAY
Chapelet de symboles chronophages
PAUSE
Mais ça bouge encore
ENREGISTRER
C’est un temps parallèle,
Une éternité de pacotille,
De ruban qui s’enroule,
De sillons qui se creusent,
De brindilles de bois qui s’enchevêtrent
STOP
Quelque chose est bloqué.
C’est figé, accroché au mur des contemplations.
PAS D’EJECTION
Portrait évolutif, 2011.
Dim. 100 x60 x 9 cm. Photo sur plexiglas, baguettes de bois, adhésif, panneau isoplane laqué.
Rangez vos facettes, on vous tire le portrait.
Comment ranger mes facettes ?
Est-ce que cela se fait ?
Je ne suis que mouvance, cellules décalées, refus d’obéissance, résistance au carré.
Regardez mes facettes, je vous les mets en damiers.
Mes traits y sont disjoints, pointillés vers moi-même, rives sans pont, pont sans amarre.
Regardez-moi, domino dominé par la facétie de la vie,
Je vous offre mes facettes.
A vous de jouer.
Ni enfer ni paradis, 2013.
Dim. variables. Echelle en bois, trappes et miroirs.
A pile ou face,
Jeux d’interfaces,
Mon pile en face,
Je m’efface.
C’est la confusion des pôles,
Le mélange des sens,
La dilution des horizons.
Je suis en prison.
Courte échelle impossible,
Grande échelle immobile,
J’ai le vertige
Un barreau en travers
Je manque d’air.
Miroir, mon faux Miroir,
Rends-moi mon regard,
Miroir, Miroir,
Brise-toi.
Rythme III (jaune), 2013.
Quadriptyque dim. 186x186cm.
Collage de rubans adhésifs sur plaques de PVC.
UN rêve
Se réveiller dans le soleil
Compter jusqu’à trois
Recommencer
Attendre encore un peu
Respirer
Un, deux, trois
DEUX iris dans l’atmosphère
Compter encore une fois
La dernière
Bien plisser les paupières
TROIS secondes pour un éclatement de lumière
SOLEIL
Parle à mon cul ma tête est malade, 2013.
Dim. variables. Chaise, lampe, hautparleur et radio.
Je suis sourd
Dur de la feuille
Bouché,
Claquemuré
Rien n’y a fait
Je suis à l’intérieur
Menotté des oreilles
Rétif des tympans
Détraqué de l’auriculaire
Rien ne m’a valu
Expulsées, les pilules
Reflués, les sérums
Extradés, les appareils
Rejetées, les greffes
C’en est fait de moi
Aucun mot ne passera par là
Une seule issue
M’asseoir dessus
Laurent Valera